Yves Saint Laurent et le royaume des morts

Cette semaine, j’ai été bouleversée par deux histoires, l’une du passé, l’autre du futur. La première parle d’amour, la seconde de science, mais au sens large. Je commence par la seconde, parce que, chronologiquement, c’est la première que j’ai entendue.

C’était une conférence de Laurent Alexandre, qui nous a parlé sans rire de transhumanisme et de la prochaine « mort de la mort » (c’est d’ailleurs le titre de son livre). Je regarde d’assez loin les découvertes scientifiques. Dès qu’il y a un reportage à la télé, j’ai peur de voir un rat de labo ou des souris couinantes, et je zappe. J’avais quand même lu un numéro du Time de l’an dernier, intitulé « Can Google solve death ? ». Il s’agissait du lancement du programme Calico, une entreprise spécialisée en biotechnologies et qui, grâce à l’expertise de Google en termes de gestion des données, envisage de résoudre les plus grands problèmes de la médecine, et donc, assez vite, de rallonger de façon très significative l’espérance de vie. Jusqu’à quel point ? et si on supprimait la mort ?

Laurent Alexandre nous a dit qu’une personne sur trois aurait un cancer, ce que beaucoup de gens ont retenu. Les twittos se sont plu à reprendre la statistique. Moi, la phrase qui m’a le plus marquée c’était « la personne qui vivra mille ans est déjà née ». Alors j’ai été prise de vertige, ne sachant pas s’il fallait craindre ou souhaiter qu’une telle prophétie se réalise. Je me suis demandé, à un niveau plus modeste, si je dépasserais les 100 ans. J’ai pensé à ma petite cousine qui a 6 mois : « et elle, peut-être qu’elle fêtera ses 1000 ans ? ou disons, ses 150, comme ça, sans problèmes ? ». Et puis très vite des questions bêtes me sont venues « comment on va organiser les repas de famille ? ce sera quoi la famille nucléaire ? » déjà qu’avec 3 ou 4 générations c’est compliqué, alors avec 15, voire plus ! Je me demandais aussi comment on allait faire pour manger, et pour rester sur Terre. J’ai repensé au projet de voyage sans retour sur la Lune. Il y a 22 Français qui veulent le faire. 22 ! c’est peu, mais c’est déjà énorme. Des fous, des allumés, des suicidaires, qui viennent nous expliquer qu’ils ne le sont pas, ce qui est bien la preuve qu’ils le sont. Tous ces gens qui me dépassent de très loin, qui sont capables d’envisager la vie et la mort de façon calme, quand je ne sais même pas ce que je ferai dans 5 mois.

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La conférence était mardi. Puis il y en a eu d’autres, parfois passionnantes (Kevin Warwick, notamment), étonnantes (Alexandre Jardin), mais aussi emmerdifiantes (Acte Trois, représenté par deux guignols qui parlaient du fait de parler en public. L’autotélisme était au rendez-vous, mais le résultat était plutôt raté, agaçant, même).

Si j’ai été bouleversée au début, le mardi donc, la vie quotidienne a vite repris le dessus. Des préoccupations moins métaphysiques m’ont occupé l’esprit. Et puis j’ai vu le film de Jalil Lespert sur Yves Saint Laurent.

J’avais entendu quelques interviews de Guillaume Gallienne, dont certaines phrases ont été reprises par Le Petit Journal (« Ne me montre pas, laisse moi voir »). C’était plutôt bien fait, mais pas non plus si juste que ça. Guillaume Gallienne peut paraître un peu perché, mais il a aussi les moyens de se le permettre. Ce n’est pas un théâtreux de pacotille qui se paye de mots, pas un de ces  artistes à deux francs qui s’habillaient en sarouel quand j’étais au lycée.

D’ailleurs, en parlant de vêtements, il a raconté une anecdote l’autre jour sur Europe 1 : une comédienne lui avait dit « Oh mais en fait ça te va super bien d’être en jean dégueulasse et en T-Shirt ! », phrase entendue par Claude Mathieu, son mentor en théâtre et dans la vie aussi. Elle lui avait demandé de la rejoindre, et puis, dès qu’ils furent à l’écart, elle explosa : « Mais c’est pas possible d’être aussi conne ! juger les gens sur les apparences, au théâtre ! mais on s’en fout de comment tu t’habilles ! que tu sois en jean dégueulasse ou en costard ça n’a aucune importance ! entendre ça au théâtre, quand je repense à X qui était fille de concierge et jouait des rôles de princesse mieux que personne ! » (bon, j’ai oublié qui était la fille en question et de quel rôle il s’agissait, mais l’idée reste la même).

 Ce qui est assez drôle finalement, quand on pense que Saint Laurent était un créateur de mode, et qu’il a passé sa vie à réfléchir aux tenues vestimentaires (à 3 ans il avait déjà réussi à convaincre une de ses tantes de changer de robe car il n’aimait pas celle qu’elle portait). Chanel disait même : « Mon petit, ne sortez jamais de chez vous, même pour cinq minutes, sans que votre mise soit parfaite, bas tirés et tout. C’est peut-être le jour où vous allez rencontrer l’homme de votre vie. » Pour ma part, je préfère le propos de Jallez, dans « La Douceur de la vie »  :

je me suis proposé, comme un sport amusant, d’être aussi chic que possible. (Encore un point sur lequel j’ai changé depuis l’avant-guerre. Je me fichais complètement de ces questions; et je crois que j’avais même un préjugé contre les gens bien vêtus. Fini, cela. J’ai acquis un profond respect de la frivolité. Tout ce qui ajoute du précieux à la vie, tout ce qui l’agrémente et y accroche les instants par des noeuds aimables me paraît digne de soin. tout ce qui fait la nique aux destructeurs de la vie, aux fanatiques du sacrifice et de la mort, aux professeurs des sombres devoirs.)

Dans le film, Guillaume Gallienne est Pierre Bergé, quand Yves Saint Laurent est interprété par Pierre Niney. Il s’agit avant tout d’une histoire d’amour, une très belle histoire d’amour. Alors on peut critiquer tout le reste, le manque de recherche cinématographique (je ne veux pas me prononcer sur ce sujet, je n’y entends rien), la maladresse avec laquelle le Saint Laurent créateur est montré. Peut-être. C’est vrai qu’on n’a pas un cours d’histoire sur les maisons de couture du second XXgallienneème siècle. Mais on voit deux hommes dans toute la vérité de leur nature, et leur amour, et leur souffrance. C’est déjà pas mal…

 

 En me promenant hier dans Paris, j’ai vu un petit Folio « Lettres à Yves », de Pierre Bergé, évidemment. J’imagine que le libraire l’avait mis en évidence dans sa vitrine pour capter les gens comme moi, qui auraient vu le film récemment. Il a eu raison, j’ai acheté le livre. Je l’ai fini ce matin.

« J’ai perdu le témoin de ma vie, je crains désormais de vivre plus négligemment. » Ces mots de Pline le Jeune ouvrent l’oeuvre, des lettres que Bergé a donc écrites à Yves après sa mort. La première est datée du 5 juin 2008, quatre jours après la disparition de « Monsieur Saint Laurent ».

J’ai aimé ce passage :

À Marrakech un Français m’a dit que le couple que nous formions, toi et moi, l’avait aidé à accepter son homosexualité et à la vivre. Ce n’est pas la première fois qu’on me le dit. Déjà Jean-Paul Gaultier m’avait parlé en ces termes. Chaque fois je suis heureux, même, tu le sais, si je suis opposé à tout communautarisme, à tous ces ghettos comme le quartier du Marais où tout le monde est pédé, le boucher, le teinturier, le boulanger. Je regarde avec stupeur ces rues sans femmes. C’est pour moi aussi étrange que les Juifs qui ne veulent vivre qu’avec les Juifs et les Arabes qu’avec les Arabes. Ce n’est sûrement pas cela que ceux qui ont lutté contre le racisme, l’homophobie, l’antisémitisme ont voulu. En tout cas pas moi. Notre sexualité, nous ne l’avons jamais cachée ni exhibée. Il n’y a pas de honte à avoir, ni de fierté à en tirer même s’il existe la Marche des fiertés. Cela dit, je comprends de quoi il s’agit : la fierté d’avoir gagné le droit d’être homosexuel. Mais n’en faisons pas tout un plat.

Celui-là aussi, pour la belle et juste expression, à la fin :

C’est au Maroc que je me sens le plus près de toi. Je me souviens de ta tristesse lorsque nous quittions ce pays, à peine arrivé à Paris tu courais t’enfermer dans ta chambre et les noces monstrueuses que tu célébrais avec la solitude recommençaient.

et puis cette réflexion sur notre époque, qui m’a particulièrement touchée :

30 avril 2009.

Ce matin j’apprends une nouvelle qui me bouleverse et m’enchante : le manuscrit de Madame Bovary est disponible sur le Net. C’est l’événement le plus stupéfiant depuis qu’on a marché sur la Lune. Bovary, le chef-d’oeuvre des chefs-d’oeuvre, le manuscrit sur lequel Flaubert confronte son martyr et son génie, ses ratures, ses repentirs, ses pages entières balafrées de cicatrices noires, ce travail d’horloger et de boeuf de labour peut donc être admiré, ausculté par des millions de gens à travers le monde ! Je te vois sourire et t’entends me dire : « Arrête avec Flaubert, tu deviens fou. » Fou, oui, d’admiration. Déjà que je ne peux pas regarder le manuscrit du plan de L’Education qui est dans ma bibliothèque sans trembler, alors Bovary ! Je suis heureux de vivre à cette époque, d’assister à de pareils bouleversements. Comme je hais la nostalgie et comme je l’aime cette époque qui ouvre les portes du futur, qui a raccourci l’espace, qui permet d’aller en quelques heures au bout du monde, de téléphoner de n’importe où, d’envoyer et de recevoir des e-mails, qui a placé la culture à un rang jamais atteint, à la science de faire des pas de géant ! Je suis triste de devoir la quitter un jour, j’aimerais tant voir ce qui va survenir.

J’ai un ami qui me disait l’autre jour qu’il avait été triste de voir Madame Bovary chez Emmaüs. Je ne comprenais pas : en quoi était-ce un problème ? au contraire, c’était bien la marque que la littérature est accessible au plus grand nombre ! il faut se réjouir de la facilité avec laquelle on a accès aux plus grands chefs d’oeuvre.

Finalement, Yves Saint Laurent pensait la même chose de la mode. Je cite encore Pierre Bergé :

Si Chanel a donné, comme on dit, la liberté aux femmes, tu leur as donné le pouvoir. Tu avais bien compris que le pouvoir était détenu par les hommes et qu’en faisant passer leurs vêtements sur les épaules des femmes tu leur donnais à elles, le pouvoir. c’est ce que tu as fait : le smoking, la saharienne, le tailleur-pantalon, le caban, le trench-coat en témoignent. Pas la moindre trace d’androgynie. Chacun chez soi. Habillées de la sorte, les femmes développaient leur féminité, dégageaient un trouble érotique. C’est pour cela, Yves, que tu as été avec Chanel le seul couturier de génie. Les autres, mêmes les plus grands, Dior, Balenciaga, Schiaparelli ont campé dans leur panthéon esthétique, ils n’ont pas sauté le pas. Tu le disais, la mode serait une chose bien ennuyeuse si elle ne servait qu’à vêtir les femmes riches. C’est bien pour cela que tu as inventé le prêt-à-porter, que tu as révolutionné l’univers de la mode.

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Dimanche soir, je me sentais bien seule, en lisant les lettres d’amour d’un autre homme, encore vivant, et déjà seul lui aussi. La différence, c’est que j’ai encore la vie devant moi, et une vie peut-être beaucoup plus longue que la sienne. Que se serait-il passé si Yves Saint Laurent et Pierre Bergé avaient vécu à une époque où l’on ne meurt pas, ou alors très vieux ? Seraient-ils restés ensemble 250 ans ? est-ce que le grand amour existe vraiment ? Est-ce que Saint Laurent n’aurait pas fini par réussir à envoyer une statue grecque dans la tête d’un Pierre Bergé, qui ne serait cependant pas mort grâce à la biotechnologie ? à la place, il aurait exigé qu’on lui greffe la tête du dernier gigolo que son amour s’était tapé.

Plutôt que de délirer sur le futur ou de regretter le passé, je devrais me concentrer sur le présent. C’est précisément ce que réussit à faire Pierre Bergé. Son calme et sa lucidité m’impressionnent, lui qui aime notre époque, qui n’a pas peur de la mort, qui souhaite pouvoir bénéficier du suicide assisté sans aller mourir en Suisse.

Dans le film, il y a une scène magnifique où Pierre Bergé va voir Yves Saint Laurent à l’hôpital du Val-de-Grâce. Le jeune homme va mal, il vit ce qu’on appelle banalement une « dépression » suite à l’obligation qu’il a reçue d’effectuer son service militaire (qui le conduirait certainement à aller se battre en Algérie, son pays natal).

 Pierre Bergé lui dit alors cette phrase si simple et si complexe : « Est-ce que tu veux vivre ou mourir ? ».

Même s’il était « l’amant de la mort », Yves Saint Laurent a vécu, et il a créé. Son art le rend immortel. Voici des  mots de Proust, aimés d’Yves Saint Laurent et magnifiquement repris dans le film :

Ce sont les nerveux – et non pas d’autres – qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert pour les lui donner. On peut presque dire que les oeuvres, comme les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le coeur.

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 J’ai été prise de vertige en début de semaine avec la conférence de Laurent Alexandre.  Je me suis dit que peut-être j’allais vivre ce que l’homme a toujours cherché : l’immortalité. Ces réflexions m’ont donné beaucoup d’angoisses. Et puis c’est l’histoire d’un autre Laurent, non plus prénom mais patronyme sanctifié, qui m’a apporté le calme, malgré toute l’agitation de sa vie.

Le calme, grâce à la fin des Lettres à Yves, que je vous donne ici :

Alors maintenant, maintenant que les courses d’obstacles ont pris fin, que me reste-t-il ? Des souvenirs ? sûrement. Mais je me méfie de la nostalgie et n’ai plus l’âge des projets. Je relis Victor Hugo et médite ce passage de Booz endormi :

Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,

Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,

Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau.

Le calme surtout, grâce à ces autres vers du même poème, qui donnent à la vieillesse et à la mort la profondeur et la beauté qui les rendent tolérables, voire désirées :

Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,

Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

 Le vieillard, qui revient vers la source première,

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;

Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.

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